|
M. Nebout a écrit
de son expédition, avec deux jeunes de 13 et 14 ans, MM. Delacour
:
" Mon intention était de prendre
la route nationale de Paris et de rejoindre les lignes françaises
dans la direction du camp de Mailly, en passant par les Indes et Blacy.
Les Vitryats que nous rencontrons et à qui nous confions le but
de la mission que nous nous sommes imposée, nous déconseillent
de l'entreprendre : Elle est prématurée, disent- ils. D'ailleurs
les Allemands gardent encore les issues de la ville. Nous passons outre,
sans tenir compte de ces paroles de prudence. Mais à l'extrémité
de la rue du Pont, nous apercevons en effet, un peloton de Uhlans qui
prépare des mines pour faire sauter le pont. Force nous est de
rebrousser chemin. Sans nous décourager, nous longeons le quai
Saint Germain puis nous nous engageons dans le Bois Bodez. Au pont du
chemin de fer, détruit par le génie, c'est un chaos de pierres
éboulées auxquelles se mêlent des rails, des fils
téléphoniques, des signaux déchiquetés et
de grands peupliers abattus.
Des cadavres d'hommes et de chevaux en putréfaction témoignent
que nos obus ont fait une rude besogne dans ces parages.
Des soldats allemands nous croisent. Ils filent vite sans s'inquiéter
de nous. Pourtant, clans la crainte que certains nous arrêtent,
je recommande à mes jeunes compagnons de ne prononcer aucune parole
et de ne faire aucun geste qui puissent leur paraître suspects,
de ne pas hésiter à rebrousser chemin, s'ils nous y obligent,
de dire enfin, s'ils nous interrogent, qu'ils sont mes fils et que nous
allons à la recherche de parents restés dans les villages
incendiés. Au Canal la propriété de M. Delaine, des
meubles, du linge, des matelas, des couvertures qui ont servi de litière
aux Allemands et à leurs chevaux gisent éparpillés
dans le parc.
Des tranchées franchies, nous traversons Frignicourt qui brûle
encore et dont les décombres fumants nous roussissent les semelles
de nos chaussures.
Le pont sur la Marne est barré de fil de fer barbelé où
s'empêtrent les cadavres raidis des coloniaux que nous saluons respectueusement
au passage. Nous poursuivons notre route. A chaque pas, des morts, des
21ème, 22ème, 23ème,24ème colonial, du 107ème
d'infanterie. Dans les prés qui bordent la route, des chevaux,
des vaches blessées, beuglant de soif et de faim, aux plaies tuméfiées
couvertes de grosses mouches bourdonnantes. Encore un effort et nous arrivons
aux lignes françaises, enfin nous suivons la rive gauche de la
Marne, et tout à coup, une sentinelle se dresse devant nous et
nous fait signe de nous arrêter.
Nous parlementons de loin. J'explique que je suis porteur d'une bonne
nouvelle. La sentinelle nous laisse approcher, mais c'est pour nous confier
à un autre soldat qui nous passe à un troisième.
Après une station auprès du sergent, chef de poste, nous
sommes conduits par deux soldats, baïonnettes au canon, jusqu'à
un lieutenant dont l'abri se dissimule sous des broussailles et des branches
d'arbres. A chaque arrêt précédent, j'ai dû
raconter le but de ma venue. Je recommence mon récit. Mais l'officier
m'examine des pieds à la tête et me réclame des pièces
d'identité. Je frissonne. Dans ma hâte de partir, j'ai oublié
de me munir de mes papiers. Pourtant, par un bonheur inespéré,
je trouve, en explorant mes poches, une carte d'électeur et un
sauf-conduit délivré par le G. Q. G., pendant son séjour
à Vitry. Ces pièces paraissent suffisantes au lieutenant
qui me félicite de mon courage, en me faisant remarquer les dangers
auxquels je me suis exposé.
Mais notre mission n'est pas encore terminée. En passant par le
capitaine et le commandant, il faut aller jusqu'au général
Gadolier (Caudrelier 6ème bde), commandant la division coloniale,
dont l'artillerie vient de faire subir aux Allemands des pertes épouvantables.
Son état-major est installé sous hangar, dans la paille,
à Blaise-sous-Arzillières. Je redis soigneusement tout ce
que je sais et mes déclarations sont consignées dans un
rapport.
Aussitôt le général fait prévenir téléphoniquement
les postes et donne l'ordre d'occuper les ruines de Frignicourt avec une
compagnie coloniale. Il nous serre la main : Vous êtes des braves,
mais des imprudents, nous dit-il, et vous avez risqué gros.
Puis remarquant notre air de profonde lassitude, il nous fait servir un
excellent potage.
Bien restaurés, nous n'avions plus qu'à reprendre le chemin
de Vitry une patrouille de chasseurs nous accompagne. Les routes se sont
soudain couvertes de nos soldats, sortis comme par enchantement de leurs
abris. Beaucoup viennent à notre rencontre et nous demandent des
nouvelles. De ci, de là, crépitent encore de courtes fusillades.
Des coups de canon retentissent au loin.
Passé Frignicourt, nos chasseurs nous font observer que nous constituons
en restant ensemble, une cible trop visible dans la vaste plaine qui s'étend
jusqu'à Vitry. Ils partent au galop, à travers champs, dans
la direction de la ville et nous continuons, mes deux jeunes compagnons
et moi, à suivre la grand'route, en nous dissimulant comme nous
pouvons. Nous venons d'atteindre la cabane de cantonnier qui se dresse
à peu, près à mi-chemin et où un obus allemand
a fait une large brèche, quand, brusquement, une fusillade retentit
du côté de la gare. Nous nous demandons avec inquiétude
si nos soldats ne sont pas tombés dans une embuscade des ennemis
revenus en force. Pour parer à toute éventualité
nous nous jetons dans un fossé où nous restons quelque temps,
abrités derrière le cadavre d'un Allemand qui gît
auprès de son cheval. Enfin la fusillade cesse et nous nous remettons
en route.
Quelques pas plus loin, nouvelle alerte. Un groupe s'avance sur nous,
des cavaliers et des fantassins. Sont-ce des Allemands ? Mais bientôt
nous pouvons distinguer les pantalons rouges. Ce sont nos chasseurs dont
le brigadier a été blessé à la main et qui
ramènent cinq ou six prisonniers. Un quart d'heure plus tard, nous
rentrons à Vitry sains et saufs, notre mission remplie. "
|