Récit de M. Nebout du vendredi 11 septembre 1914
(Une ville de l'Est pendant la guerre - Vitry le François par René Chavance. 1922)


 

M. Nebout a écrit de son expédition, avec deux jeunes de 13 et 14 ans, MM. Delacour :

" Mon intention était de prendre la route nationale de Paris et de rejoindre les lignes françaises dans la direction du camp de Mailly, en passant par les Indes et Blacy. Les Vitryats que nous rencontrons et à qui nous confions le but de la mission que nous nous sommes imposée, nous déconseillent de l'entreprendre : Elle est prématurée, disent- ils. D'ailleurs les Allemands gardent encore les issues de la ville. Nous passons outre, sans tenir compte de ces paroles de prudence. Mais à l'extrémité de la rue du Pont, nous apercevons en effet, un peloton de Uhlans qui prépare des mines pour faire sauter le pont. Force nous est de rebrousser chemin. Sans nous décourager, nous longeons le quai Saint Germain puis nous nous engageons dans le Bois Bodez. Au pont du chemin de fer, détruit par le génie, c'est un chaos de pierres éboulées auxquelles se mêlent des rails, des fils téléphoniques, des signaux déchiquetés et de grands peupliers abattus.

Des cadavres d'hommes et de chevaux en putréfaction témoignent que nos obus ont fait une rude besogne dans ces parages.
Des soldats allemands nous croisent. Ils filent vite sans s'inquiéter de nous. Pourtant, clans la crainte que certains nous arrêtent, je recommande à mes jeunes compagnons de ne prononcer aucune parole et de ne faire aucun geste qui puissent leur paraître suspects, de ne pas hésiter à rebrousser chemin, s'ils nous y obligent, de dire enfin, s'ils nous interrogent, qu'ils sont mes fils et que nous allons à la recherche de parents restés dans les villages incendiés. Au Canal la propriété de M. Delaine, des meubles, du linge, des matelas, des couvertures qui ont servi de litière aux Allemands et à leurs chevaux gisent éparpillés dans le parc.

Des tranchées franchies, nous traversons Frignicourt qui brûle encore et dont les décombres fumants nous roussissent les semelles de nos chaussures.
Le pont sur la Marne est barré de fil de fer barbelé où s'empêtrent les cadavres raidis des coloniaux que nous saluons respectueusement au passage. Nous poursuivons notre route. A chaque pas, des morts, des 21ème, 22ème, 23ème,24ème colonial, du 107ème d'infanterie. Dans les prés qui bordent la route, des chevaux, des vaches blessées, beuglant de soif et de faim, aux plaies tuméfiées couvertes de grosses mouches bourdonnantes. Encore un effort et nous arrivons aux lignes françaises, enfin nous suivons la rive gauche de la Marne, et tout à coup, une sentinelle se dresse devant nous et nous fait signe de nous arrêter.

Nous parlementons de loin. J'explique que je suis porteur d'une bonne nouvelle. La sentinelle nous laisse approcher, mais c'est pour nous confier à un autre soldat qui nous passe à un troisième. Après une station auprès du sergent, chef de poste, nous sommes conduits par deux soldats, baïonnettes au canon, jusqu'à un lieutenant dont l'abri se dissimule sous des broussailles et des branches d'arbres. A chaque arrêt précédent, j'ai dû raconter le but de ma venue. Je recommence mon récit. Mais l'officier m'examine des pieds à la tête et me réclame des pièces d'identité. Je frissonne. Dans ma hâte de partir, j'ai oublié de me munir de mes papiers. Pourtant, par un bonheur inespéré, je trouve, en explorant mes poches, une carte d'électeur et un sauf-conduit délivré par le G. Q. G., pendant son séjour à Vitry. Ces pièces paraissent suffisantes au lieutenant qui me félicite de mon courage, en me faisant remarquer les dangers auxquels je me suis exposé.
Mais notre mission n'est pas encore terminée. En passant par le capitaine et le commandant, il faut aller jusqu'au général Gadolier (Caudrelier 6ème bde), commandant la division coloniale, dont l'artillerie vient de faire subir aux Allemands des pertes épouvantables. Son état-major est installé sous hangar, dans la paille, à Blaise-sous-Arzillières. Je redis soigneusement tout ce que je sais et mes déclarations sont consignées dans un rapport.

Aussitôt le général fait prévenir téléphoniquement les postes et donne l'ordre d'occuper les ruines de Frignicourt avec une compagnie coloniale. Il nous serre la main : Vous êtes des braves, mais des imprudents, nous dit-il, et vous avez risqué gros.
Puis remarquant notre air de profonde lassitude, il nous fait servir un excellent potage.
Bien restaurés, nous n'avions plus qu'à reprendre le chemin de Vitry une patrouille de chasseurs nous accompagne. Les routes se sont soudain couvertes de nos soldats, sortis comme par enchantement de leurs abris. Beaucoup viennent à notre rencontre et nous demandent des nouvelles. De ci, de là, crépitent encore de courtes fusillades. Des coups de canon retentissent au loin.

Passé Frignicourt, nos chasseurs nous font observer que nous constituons en restant ensemble, une cible trop visible dans la vaste plaine qui s'étend jusqu'à Vitry. Ils partent au galop, à travers champs, dans la direction de la ville et nous continuons, mes deux jeunes compagnons et moi, à suivre la grand'route, en nous dissimulant comme nous pouvons. Nous venons d'atteindre la cabane de cantonnier qui se dresse à peu, près à mi-chemin et où un obus allemand a fait une large brèche, quand, brusquement, une fusillade retentit du côté de la gare. Nous nous demandons avec inquiétude si nos soldats ne sont pas tombés dans une embuscade des ennemis revenus en force. Pour parer à toute éventualité nous nous jetons dans un fossé où nous restons quelque temps, abrités derrière le cadavre d'un Allemand qui gît auprès de son cheval. Enfin la fusillade cesse et nous nous remettons en route.

Quelques pas plus loin, nouvelle alerte. Un groupe s'avance sur nous, des cavaliers et des fantassins. Sont-ce des Allemands ? Mais bientôt nous pouvons distinguer les pantalons rouges. Ce sont nos chasseurs dont le brigadier a été blessé à la main et qui ramènent cinq ou six prisonniers. Un quart d'heure plus tard, nous rentrons à Vitry sains et saufs, notre mission remplie. "

Vers 10 septembre