La fin tragique d’un capitaine au long cours en 1894 – Jules Aubin

L’entrée dans la marine
Jules entre dans la marine comme mousse dès juin 1882, il n’a alors que 14 ans. Né à Rezé, la famille réside à Trentemoult. Sans transition, en janvier 1883 il navigue sur un trois mats nommé « Nemesis ». Embarquement à Nantes pour se rendre à Marseille. Ce voyage durera trois mois.Sa première expérience sur un vapeur sera en aout 1885. Il est sur le « Loire et Bretagne » comme novice. Il est nommé second sur le trois mats « Charles et Max » en mars 1892, puis capitaine au long cours le 17 avril 1893.

Le Trois Mats « Ker-Anna »
En mai 1894 il embarque sur le trois mats « Keranna », comme second capitaine.
Ce navire est mis à l’eau le 6 mai 1876 sous le nom de « Dora Ann » dans le port de Sunderland, dans le comté de Durham en Angleterre. En 1889 le voilier passe sous pavillon français à Saint-Nazaire. L’armateur nantais Alexandre Viot en devient le propriétaire. Le navire est alors rebaptisé « Ker-Anna ».
Le voilier jauge officiellement 557 tonneaux. Longueur, de l’avant de l’étrave sous le beaupré jusqu’à l’arrière de l’étambot, 50 m et 32 cm. Plus grande largeur extérieure, 8 m et 83 cm. Hauteur, au milieu du navire, 5 m et 40 cm. Le navire a un pont, un vaigrage, trois mâts et il est doublé en fer.

De Saint-Nazaire à La Réunion
Jules embarque le 17 août 1894 à Saint Nazaire, au côté du capitaine Aubin Delahaye. Leur destination est l’île de la Réunion et Mayotte. La suite de notre récit est empruntée en grande partie au bulletin de la Société d’Etudes Historiques et Archéologiques du Goëlo, « les Carnets du Goëlo » de 1997 écrit par M. André Louaver, que nous remercions car il nous a permis de découvrir ce drame et surtout de nous encourager à effectuer des recherches complémentaires sur le rezéen Jules Aubin.

Orage ou cyclone ?
Le 7 décembre 1894 le « Keranna » est en rade de Saint-Denis, au Nord de l’ile de la Réunion. Il compte un équipage de quinze hommes, avec un chargement de matériaux divers et d’approvisionnements pour l’ile de Mayotte. Deux autres navires, le « Ville de Strasbourg » et le « Joneslie », norvégien, sont également en rade. Le capitaine Aubin Delahaye, est à terre et s’occupe du débarquement du fret, il surveille le déchargement des chaloupes de son navire.
Le ciel est très couvert sur Saint-Denis en ce début de décembre. Les averses se succèdent et le vent se renforce. La mer reste cependant relativement calme (de l’avis de plusieurs personnes de la localité, le grain qui sévissait n’était rien d’autre qu’un fort orage).
Dans la nuit du 7 au 8, le temps se gâte. Au matin du 8 la mer, dans la rade, est impraticable pour les petites embarcations et le capitaine Delahaye est dans l’impossibilité de rejoindre son bord, comme le lui a recommandé l’officier de port.
A 10:00 du matin, le « Ville de Strasbourg » appareille pour s’éloigner des dangers de la côte ; le vent souffle du Sud-Est, il pleut et la pression barométrique est à 751 mmHg. A 15:45, le « Keranna » appareille à son tour, dans de bonnes conditions, aux ordres du second capitaine (Jules Aubin) ; il est suivi à 16:45 par le « Joneslie ». Le vent est passé à l’Est, frais et temps à grains.
Le temps devient de plus en plus mauvais ; le baromètre chute et le vent saute au Nord-Est. Jules se rend compte que le centre du cyclone est proche, il vire pour se mettre « à la cape » afin de réduire les mouvements du roulis ou de tangage. Des voiles furent progressivement retirées car des rafales de vent menaçaient de les arracher.
La nuit est terrible… vers 4:05 du matin dans le jour naissant, le matelot Pierre-Marie Derrien, de Paimpol, prend la barre. Sa longue habitude de la mer lui fait pressentir quelque chose d’anormal, on ne voit pas à dix mètres, mais la couleur de l’eau et certains indices imperceptibles lui font deviner que la terre est toute proche. Le « Keranna » tire un de ses bords cap au Nord-Est quart Nord, et le matelot Derrien sent que la côte est là, à tribord et en face.
Pierre-Marie Derrien, rescapé du naufrage, nous apporte des éléments importants sur la catastrophe :
« J’appelle le maître pour lui dire que je supposais que c’était la terre qui se trouvait sous le vent à nous… Je lui dis qu’il ferait bien de prévenir le second, ce qu’il fit de suite ; l’horizon se dégageait sensiblement. Le second (Jules Aubin) monte immédiatement sur le gaillard d’arrière, il regarde l’horizon et fait aussitôt le commandement : la barre au vent toute, tout le monde sur le pont ! »
Jules donne l’ordre de virer de bord.
« On commence de brasser (les écoutes des voiles – le cordage permettant de tendre ou détendre les voiles) pour virer, à ce moment le navire touche. »
Le « Keranna » vient de s’empaler sur la pointe des Aigrettes, la situation devient critique. Sur ce haut-fond corallien la mer roule avec furie.
 « Il y avait un fort grain. Une lame venue par l’arrière a jeté sur le pont les hommes de manœuvre. Le second a été roulé sur le gaillard ; je suis resté seul, debout, appuyé sur la barre ; les embarcations ont été brisées… ».
Le navire se brise. L’arrière où se trouve l’homme de barre commence immédiatement à s’enfoncer :
« Sentant l’arrière couler, dit Derrien, je me suis déshabillé et jeté à la mer. En arrivant près des rochers, j’ai été rejeté au large. Le courant m’entraînait vers Saint-Gilles. »
Le matelot Derrien parvient tout de même à atteindre le rivage. Nu, grelottant, il court chercher des secours. Mais la mer est trop grosse pour qu’on puisse y lancer un canot. Il pourra tout de même sauver un de ses compagnons, en allant à la nage le tirer de sa position désespérée, dans les rochers battus par les lames.

Dernier épisode maritime pour Jules
Jules et le matelot Cornillet se réfugient à l’avant. Le matelot Cornillet sera sauvé. Il raconte la fin tragique de Jules Aubin :
 « Je me suis tenu d’une main, de l’autre, j’enlevais mes effets et je tournais le dos aux paquets de mer ; quand je me suis retourné, le second avait disparu. L’arrière était coulé, les marchandises sortaient de la cale et encombraient les alentours du navire. Une grosse lame m’a enlevée de dessus les haubans de foc et je suis arrivé à terre roulé par la mer. Il y avait un fort courant me poussant du côté de Saint-Gilles. J’ai trouvé une caisse de marchandises qui m’a sauvé en me protégeant des madriers » (un dossier existerait aux Archives de la Réunion ; cote 4 S 149).
Les survivants sautent à la mer au milieu des épaves et des roches ; sept d’entre eux parviennent au rivage, huit périssent, dont le mousse et le maitre d’équipage, ces derniers sous les yeux de leurs camarades impuissants. Jules a déjà disparu. Le « Keranna » s’est disloqué sur les récifs de la pointe des Aigrettes, toute proche du port de Saint-Paul, situé sur la côte Nord-Ouest de la Réunion.
Cinq corps furent retrouvés les 9 et 10 décembre, et inhumés au cimetière de Saint-Paul.
Les matelots Jean-Baptiste Cornillet, 44 ans et Jules Marie Le Huédé, 26 ans, déclarent aux autorités de Saint-Paul reconnaitre leurs compagnons retrouvés sur la plage des Aigrettes :

  • Rault François, matelot, né le 25/07/1856 à Binic, inscrit à Saint-Brieuc
  • Thémoin Francis Pierre, matelot, né le 11/01/1846 à Sain Quay, inscrit à Binic
  • Picot Louis Marie, matelot, né le 23/01/1876 à Bangor (Belle-Ile). Retrouvé le 10.
  • Herry Jean-Marie, maitre d’équipage, né le 14/06/1854 à Plouha. Retrouvé le 10.
  • Lajarrige Pierre Gaston, matelot, né le 21/02/1877 à Saint Nazaire. Retrouvé le 10.


Trois corps ne furent pas retrouvés :

  • Aubin Jules, second capitaine, né le 06/05/1868 à Rezé, inscrit à Nantes
  • Le Pesant Albert, mousse, né le 02/05/1879 à Montoir, inscrit à Saint Nazaire
  • Ollivaud Joseph, cuisinier, né le 14/06/1854 à Méans


Le rapport de l’enquête décharge la responsabilité du second capitaine (Jules Aubin) qui a correctement manœuvré mais dont le navire a été déporté de près de 30 kilomètres vers le Sud-Sud-Ouest par un fort courant.
La mer rejeta les débris de madriers, de fer, de charbon et de vivres sur les plages de l’île sur plus de deux jours. Dans le petit journal de l’Ile de la Réunion, le 9 décembre 1894, un article faisait état du premier cyclone de la saison, relatant la mer houleuse précédant la chute du baromètre….
Le 5 janvier 1895, « L’Indépendant créole » annonce :
« qu’il sera procédé le lundi 7 janvier 1895 à 8 heures sur la plage de la Pointe des Aigrettes, à la vente publique d’un certain nombre de lots comprenant des débris et des marchandises provenant du navire naufragé « Ker-Anna ». Le dimanche 27 janvier 1895, à la même heure, il sera vendu une ancre en fer de 1 000 kg avec accessoires ayant appartenu au même navire et déposé près de l’établissement Vally. Paiement et enlèvement obligatoires dans les 24 heures. »

Sources :